Le lieu du séminaire est somptueux. Du grand Hôtel qui surplombe le lac, on contemple au loin les montagnes poudrées. C’est la pause d’après-midi. Le groupe d’une soixantaine  de personnes avide de lumière et de grand air après quelques heures de confinement studieux est sorti sur la terrasse. Et de l’air il y’en a ! De fortes bourrasques annoncent de l’orage avec quelque chose d’électrique dans l’air. Les parasols fichés dans les élégantes tables de fer forgé sont agités et menacent de s’envoler ou de se retourner sous les brusques assauts du vent. Nous observons ce risque imminent et échangeons des propos empreints d’une lucide sagesse : « il faudrait peut-être refermer ces parasols, ça devient dangereux ! ». Quelques anecdotes sont échangées, souvenirs tragiques de tempêtes sur la plage avec des baigneurs agressés par des parasols en folie … Nous devisons.

Sûr que si la même scène se passait dans le jardin de celui-ci ou sur la terrasse de celle-là, il et elle auraient commencé par refermer le parasol, ranger les coussins ou plié les transats. Foin des discours, ils se seraient activés avec bon sens et diligence. Je ne sais pas vous mais cette passivité m’étonne chez nos semblables. Engageant la conversation avec mon voisin, celui-ci ne manque pas de partager ce sentiment. Nous évoquons tous les deux l’inertie du groupe qui tue toute initiative, même dans une situation à risque caractérisé, nous désolant de l’abêtissement grégaire de nos collègues … C’est vrai ça ! A croire que tous sont atteints d’une stupide torpeur.

Attendons de voir ce qui va se passer : il y en a bien un ou une qui va faire quelque chose tout de même ! Je regarde autour de moi et capte des regards entendus. Nous sommes plusieurs à observer le voisin, à guetter le moindre passage à l’action. Rien ne se passe et de plus en plus de personnes ayant compris que les autres sont incapables de réagir s’en amusent. J’adopte comme certains un air légèrement supérieur et connivent, une fine ironie dans le regard. J’échange de loin en loin un discret hochement de tête avec tel ou tel.

C’est alors que le patron du groupe sort sur la terrasse. En un seul coup d’œil, l’aigle qu’il est embrasse la situation, porte un diagnostic acéré et définit l’action stratégique adaptée : « Hé bien, quel fichu vent, il faudrait fermer ces parasols ! »

Aussitôt tous nous nous précipitons et avons tôt fait de replier les corolles de tissus avant de les lier en fuseaux bien serrés. Certains mêmes rabattent les chaises contre les tables mais il faut toujours qu’il y ait des excessifs.

Scène banale ? Certainement pas ! A commencer par la qualité du public concerné (client de Courte Echelle : 06 62 10 86 51). Mais surtout, elle illustre parfaitement ce phénomène propre à tout groupe qui veut que :

  • tant que le leader ne qualifie pas la situation, et notamment le changement de situation, l’initiative individuelle ou collective est étrangement frappée d’impuissance sans qu’il soit là question de perception ou de compréhension.
  • La parole du leader est seule à même de signifier l’urgence et le caractère dominant du contexte (menace opportunité). Elle lève alors l’inhibition.
  • Dès qu’il propose un but et un champ de réalisation, elle libère le groupe et lui permet d’accomplir (cadre de protection / permission).

On a beau le savoir, c’est toujours étrange de le constater. En définitive, peu de responsables en sont réellement conscients et encore moins sont prêts à assumer ces rôles qui leur sont implicitement dévolus : « C’est un peu comme se coller à faire le barbecue pendant les vacances en famille » me confiait l’un d’eux récemment « si je ne le fais pas on ne dînera pas de longtemps, si je le fais j’en retirerai une maigre satisfaction d’autant que beaucoup trouveront ça normal … ». Grandeur et servitude du rôle de patron.

Je me demande ce qu’il se serait passé si l’aigle n’avait rien dit, pris dans une discussion ou tout simplement considérant que c’était plutôt au directeur de l’hôtel ou à un de ses sbires de s’avancer. Peut-être un héros aurait-il surgi maîtrisant à lui seul les effets de la tempête sur la terrasse menacée ? Ou le coup de torchon aurait-il fini par se calmer de lui-même ?

Plus concrètement j’ai connu un DG qui était particulièrement affuté quant à la nature de ses responsabilités et aux leviers d’actions à sa disposition.  Son groupe lui avait confié les rênes d’un petit bijou de filiale, performante et compétitive comme tout, à un moment où quelque chose s’endormait, où une flamme diminuait. Sans que personne ne sût bien en expliquer le pourquoi ni le comment, la courbe s’infléchissait vers le bas et une sourde érosion rabotait lentement mais sûrement les résultats.

Au sein de l’organisation une kyrielle de projets d’optimisation et de groupes de progrès s’épuisaient à recommander les recettes habituelles. Mais, bon : tout n’allait pas si mal , on allait bien finir par voir la chance nous sourire un peu plus franchement et tout rentrerait dans l’ordre …. S’il avait quelque idée de ce qu’il fallait faire, notre leader savait surtout que seules ses équipes étaient en capacité de restaurer la vitalité et le leadership de leur entreprise. Or, elles étaient en proie au syndrome du parasol avant la tempête : elles attendaient que ça réagisse, « il y en avait bien un ou une qui allait faire quelque chose tout de même … »

Que fit-il ? Il se mit en campagne pour annoncer le mauvais temps.

Il émit un document qui s’appelait « déclaration de crise», l’afficha dans la stupeur générale et fort de ce support il se mit en campagne. Il lui fallut beaucoup de créativité et de ténacité pour que la réalité pénètre les esprits. Lui seul était en mesure de le faire et ne croyez pas que les actionnaires furent plus faciles à convaincre que les partenaires sociaux : quand on pense avoir une vache à lait,  on ne voit que l’incompétence du trayeur comme explication au tarissement de ses mamelles.

Le Comité de Direction, les gardes rapprochées, les services supports du corporate, les collaborateurs  d’abord tous incrédules se firent les uns après les autres ouvrir l’entendement grâce à ce tocsin venu d’en haut. L’état de crise déclaré engendra fort logiquement un dispositif de gestion de crise. Les manches se retroussèrent, les chantiers s’ouvrirent, ça se mit à discuter, à imaginer, à « tâcher moyen de » et en quelques mois l’entreprise lançait des initiatives tous azimuts.

Imaginer ce qui se serait passé si le patron avait été dans le déni ou la méconnaissance pourrait faire froid dans le dos. Pas de sursaut, pas de mobilisation, les parasols envolés et les résultats à la cave. Comme quoi le leadership et la météo c’est tout comme : c’est le patron qui fait la pluie et le beau temps.